par Philippe BILGER
"Formuler une telle question est infiniment vulgaire. Comme si une personne, une intelligence, une âme, un souffle unique pouvaient être privatisés, avaient le droit d’être confisqués. On ne songerait pas à aborder ce débat apparemment facile à trancher si François Hollande, récemment, n’avait reproché à Nicolas Sarkozy d’avoir cité à plusieurs reprises dans un discours le nom de Jaurès, dont la gauche aurait oublié les leçons. Il est hors de question de discuter de l’antagonisme politique. Plus passionnante me semble être l’analyse, bien au-delà de leur champ immédiat, de cette attitude et de ce déni.
Dans le domaine privé où la culture de chacun se forme par couches et sédiments successifs par l’apport de mille lectures souvent et heureusement contradictoires, personne n’irait mettre en cause la curiosité multiforme et donc non partisane qui emplit un esprit, aussi bien de Gramsci que de Drieu la Rochelle, de Céline que de Sartre, de Faulkner que de Marcel Proust. Pour demeurer dans un registre purement politique, on peut lire Tocqueville, Taine, Hobbes ou Gobineau avec la même passion, au moins dans la découverte, que Marx, Bakounine ou d’autres théoriciens de la révolution, moins spectaculaires. Un tel éclectisme serait même favorisé, tant dans son principe il rejoint une conception générale de la connaissance et de la formation de la pensée, qui la constitue comme une appétence sans limites et sans tabou pour tout ce qui est à lire et à comprendre.
Ce ne serait pas la même chose dans le domaine de la vie politique. La culture nourrissant chacun dans l’intimité relèverait d’un monde idéal mais les frontières et les camps reprendraient toute leur emprise, les interdictions et les intolérances distilleraient leur venin dans l’espace public. D’un coup Jaurès n’appartiendrait plus à tout le monde et il y aurait des personnalités gardées comme il y a des chasses gardées.
Une telle conception - si elle était radicalement mise en oeuvre et si par exemple seuls les socialistes et les communistes avaient le droit de faire référence à Jean Jaurès -, représenterait une formidable régression par rapport à notre socle d’admirations communes. Un pays ne peut pas vivre ni respirer convenablement si l’Histoire, l’art, la philosophie ou le génie ne lui offrent pas, dans cette patrie, de l’intelligence et du coeur indivise, dans ce fonds collectif où les apparentes provocations d’hier sont devenues les vérités de tous, où l’humanisme paré d’éternité de quelques-uns rassemble une société, de quoi nourrir sa soif d’absolu et sa volonté d’union. Une multitude a besoin de savoir que certains sont parvenus à échapper au sort habituel de la banalisation et de la domestication ; qu’ils ont été plus forts que les clivages et les idéologies qui viennent si naturellement découper nos enthousiasmes en séquences idéologiques. Il y a bien longtemps que Jean Jaurès a dépassé le socialisme pour entrer, par la qualité de son verbe et de sa langue, la profondeur de sa réfléxion, l’évidence de ses élans de coeur et d’esprit et le respect que sa puissance d’être inspire dans le royaume des intouchables. Cela signifie que son existence, son oeuvre et ses combats ont pris une telle couleur d’universalité que n’importe qui peut aller puiser en eux, sans demander la permission à quiconque. C’est, par conséquent, le réduire que de laisser croire que certaines admirations lui seraient réservées et que d’autres seraient indignes alors que précisément ce qui distingue ces personnalités de toutes les autres, c’est qu’elles-mêmes et le temps passé ont remplacé la contingence des opinions et des choix par la nécessité de l’adhésion. Ne pas estimer Jaurès, aujourd’hui, ce serait se dépouiller d’une part d’un patrimoine commun qui renvoie la politique à ses jeux partisans et parfois ridicules, pour seulement parler de ce qui nous relie les uns aux autres. Lire la suite
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